Par Tobias Burggraf, Portfolio Manager chez Ethenea
Tobias Burggraf |
Les marathoniens connaissent le rituel : après des semaines d’entraînement intense, ils réduisent progressivement le rythme à l’approche de la compétition. L’organisme peut ainsi récupérer. Car un entraînement intense juste avant la course est néfaste et amoindrit les chances de réussite. Le « tapering », qui signifie « ralentir », est un terme initialement emprunté à l’univers du marathon que les investisseurs connaissent bien depuis 2013.
A cette époque, le président de la Réserve fédérale américaine Ben Bernanke avait affiché son intention de réduire le rythme des achats d’obligations. Cette annonce avait fait l’effet d’une bombe auprès des investisseurs, provoquant l’envolée des rendements des bons du Trésor américain et la chute des marchés actions.
Cette fois-ci, la Réserve fédérale américaine souhaite éviter à tout prix que cela ne se reproduise. Mais alors que l’activité économique redémarre et que les valorisations augmentent sur tous les marchés, des voix s’élèvent à nouveau pour demander un ralentissement du soutien monétaire.
Nous sommes encore loin d’un ajustement effectif. Nous estimons que la Fed évoquera un ralentissement au plus tôt en juin et n’ajustera pas son programme d’achats avant l’automne, voire à la fin de l’année. Et même dans ce cas, la diminution du volume des achats devrait être minime dans un premier temps avant que la Fed n’envisage de relever ses taux dans un second temps. Pour sa part, la BCE devrait attendre le début de l’année prochaine avant de commencer à durcir sa politique monétaire.
Les banques centrales mineures montrent actuellement à quoi pourrait ressembler une sortie de la politique monétaire accommodante sans que cela n’entraîne automatiquement l’effondrement des marchés financiers.
En avril, la Banque du Canada a ouvert le bal en annonçant la réduction de son programme d’achats obligataires d’environ un milliard de dollars canadiens, dont le volume hebdomadaire passerait donc de 4 à 3 milliards (-25 %). D’autres réductions d’un milliard à chaque fois devraient suivre dans le sillage des prochaines réunions prévues en juin et septembre. Conformément aux attentes, cette annonce a soutenu le dollar canadien et l’élargissement des spreads des emprunts d’Etat canadiens face aux bons du Trésor américain. Mais le « taper tantrum » tant redouté de 2013 ne s’est pas reproduit, il n’y a en effet pas eu de correction massive des emprunts d’Etat canadiens.
Après la Banque du Canada, la Banque d’Angleterre a été la deuxième à annoncer le ralentissement du rythme de ses achats obligataires, de 4,4 milliards de livres à 3,4 milliards de livres par semaine. Elle a insisté sur le fait que cette mesure ne devait pas être interprétée comme un durcissement de sa politique monétaire, la date d’échéance de son programme et le volume total de 895 milliards de livres restant inchangés.
La Banque centrale de Nouvelle-Zélande a surpris les marchés fin mai en annonçant qu’elle pourrait relever ses taux directeurs dès le second semestre 2022, sous réserve toutefois que l’économie évolue comme prévu. La RBNZ maintient donc pour l’instant son taux directeur au bas niveau de 0,25 % et le volume total de son programme d’achats à 100 milliards de dollars néo-zélandais. Le dollar kiwi et les rendements des emprunts se sont inscrits en hausse dans le sillage de cette annonce.
En Australie également, la pression est montée d’un cran en mai quand la banque centrale (RBA) a annoncé la révision à la hausse des perspectives économiques dans son communiqué de politique monétaire, laissant entendre qu’elle pourrait se prononcer sur le cap de sa politique monétaire lors de la réunion de juillet. Actuellement, le volume des achats obligataires est plafonné à 100 milliards de dollars australiens et l’objectif de rendement des emprunts d’Etat à trois ans s’établit à 0,1 %.
Il est actuellement question de prolonger le programme d’achats et le contrôle de la courbe des taux d’avril 2024 à novembre 2024. La RBA attend vraisemblablement la publication des prochaines statistiques économiques avant de prendre une décision. Mais si la reprise économique se confirme, cette prolongation ne sera sans doute plus à l’ordre du jour.
Par ailleurs, diverses banques centrales d’Europe centrale et orientale ainsi que du nord de l’Europe ont récemment décidé de durcir leur politique monétaire. En Hongrie, le vice-président de la banque centrale Barnabás Virág a annoncé à la surprise générale un relèvement des taux dès le mois de juin afin de prévenir un débordement éventuel de l’inflation. En effet, celle-ci a atteint au mois d’avril son plus haut niveau depuis des années (5,1 %). En Pologne et en République tchèque, la situation est la même : à respectivement 4,3 % et 3,1 %, l’inflation dépasse les objectifs des banques centrales, raison pour laquelle les faucons appellent à un durcissement de la politique monétaire.
Même son de cloche dans les pays scandinaves : la Riksbank suédoise a annoncé fin avril qu’elle maintenait son calendrier et mettrait un terme définitivement à son programme de QE à la fin de l’année. La Norges Bank norvégienne, qui n’avait pas mis en place de programme d’achats obligataires, a toutefois annoncé qu’elle relèverait ses taux directeurs au second semestre. Enfin, la banque centrale islandaise a durci sa politique monétaire contre toute attente en relevant les taux d'intérêt des dépôts à terme à sept jours de 0,75 à 1 %. Elle a justifié cette mesure en évoquant la pression inflationniste croissante couplée à une augmentation des salaires et des prix de l’immobilier.
Les grandes banques centrales (la Réserve fédérale américaine, la Banque centrale européenne et la Banque du Japon) maintiennent le statu quo. Cette situation, qui devrait perdurer au moins à court terme, réjouit les marchés, en particulier les investisseurs obligataires qui n’apprécient généralement pas les surprises.
Mais cette stratégie n’est pas sans risques. Personne ne sait avec certitude comment évoluera l’économie et le temps donnera peut-être raison à la Fed qui estime que la reprise sera beaucoup plus longue que nous le souhaiterions. Si la Fed devait se tromper, les conséquences pourraient être fatales avec une économie en surchauffe et une inflation bien au-dessus du seuil de 4 à 5 %. Elle serait alors contrainte d’appuyer d’autant plus fort sur le frein, ce qui provoquerait d’énormes dégâts.
Ce qui nous ramène au marathon. En effet, peut-être le moment est-il venu pour la Réserve fédérale de ralentir progressivement le rythme de ses achats, plutôt que d’accélérer sur les derniers mètres et de s’effondrer avant la ligne d’arrivée. D’autres banques centrales montrent déjà l’exemple de la manière dont cela peut fonctionner.